le banc du trésor





Certains l’appelaient « le vieux sage ». Les plus jeunes le traitaient de vieux fou. Lui… en riait. La sagesse est une folie qui s’apaise, qu’il disait.
 


Il vivait seul, simplement, sans fracas. Quelques années plus tôt, il avait traversé la mort de sa femme avec sérénité. Chaque jour, il marchait, saluant chacune et chacun. À l’épicerie du quartier, il écoutait les plaintes des autres vieux. Lui, jamais il ne se plaignait. Souvent, au parc, on le voyait assis sur un banc, seul, souriant aux arbres. Il rendait service. Il tondait la pelouse du « gros » Santerre, il donnait ses journaux à Ti-mousse le bègue, qu’on croyait illettré, il rapportait le lait et le beurre à madame Germaine, sa voisine handicapée. Il avait le petit mot pour encourager, pour rire. Toute sa vie de menuisier avait été un exemple d’efficacité et d’entraide. Ses patrons l’aimaient bien. Ses compagnons aussi. Quand on lui demandait d’où lui venait sa quiétude, il répondait toujours, le sourire aux lèvres :

  ─ Facile. Ça vient du Trésor.

Il repartait en riant.

Dans le quartier vivait Claude, l’homme d’affaires. Il était aussi différent du « vieux sage » qu’un chihuahua d’un chat angora. Claude bougeait tout le temps. Il travaillait, jouait au golf avec des clients, jouait au tennis le soir avec des amis, sortait dans les bars branchés où il draguait les filles. Il voguait de conseil d’administration à l’autre, courait les inaugurations et se faisait voir. Il critiquait tout le temps. Les décisions du maire, du gouvernement, le mauvais temps, la chaleur des beaux jours. Claude vivait intensément. Or, Claude était malheureux. Quelque chose lui manquait, et plus le vide l’envahissait, plus le silence lui faisait peur, plus il s’occupait.

Un jeudi de juillet, Claude avait un rendez-vous important près du parc. Pour s’épargner des pas, il y prit un sentier. Un peu en avance, il s’assit sur un banc et révisa le dossier qu’il présenterait. Le « vieux sage » passait par là. Ils se connaissaient à peine. Des saluts du « vieux », des réponses indifférentes de Claude.

  — Puis-je vous accompagner ? demanda le vieil homme.

Sans attendre la réponse, il s’assit à l’autre extrémité du banc. Un instant passa.

  ─ J’ai un Trésor à donner. Cela vous intéresse ?

Claude leva les yeux et regarda le vieillard.

  ─ Pardon ?

  ─ J’aimerais vous donner un Trésor. Si ça vous intéresse, bien sûr ?

Claude n’était pas démuni, les affaires allaient bien. Mais pourquoi refuserait-il un trésor, même d’un vieux fou ? Après tout, un trésor…

  ─ Bien sûr que ça m’intéresse.

  ─ Alors, c’est entendu. Je vous donnerai mon Trésor. Vous aurez cependant deux tâches à accomplir, des banalités que vous devrez respecter à la lettre.

  ─ Je n’ai pas beaucoup de temps ?

  ─ Il faut ce qu’il faut, commenta le « vieux ».

Claude hésita. Il ne disait jamais non.

  ─ C’est bon. Je fais ce que vous me demandez et vous me remettez ma part de votre trésor.

─ Il sera à vous.

Claude sourit.

 ─ Voici votre première tâche : chaque jour, venez ici. Assoyez-vous sur ce banc, restez-y quinze minutes et regardez autour de vous, humez le parfum des arbres, des fleurs, surveillez les écureuils, écoutez les bruits qui vous entourent. On se revoit dans un mois.
Sans rien ajouter, le « vieux » se leva, et s’éloigna. Claude était sonné. Quelle bêtise ! Il n’avait pas de temps pour de telles stupidités. Il regarda sa montre.
─ Merde ! Je suis en retard.
Il se leva en trombe, et courut à son rendez-vous.

Le lendemain, il ne vint pas au parc. Il passa devant, pensa au vieux, sourit, et poursuivit son chemin. Le soir, essoufflé, le cœur abîmé, il se remémora les paroles du vieux. Les sottises du patriarche n’étaient pas si terribles au fond. Et il y avait ce trésor, dont il ne connaissait pas la nature. Il se promit d’aller au parc le lendemain. Hélas, il n’eut pas le temps, pas plus le surlendemain. Chaque soir, pourtant, il pensait au « vieux ». Chaque fois, il résolut d’arrêter.


Plus d’une semaine passa. Un rendez-vous annulé lui fournit l’occasion de respecter sa promesse. Il gara sa voiture près du parc et marcha jusqu’au banc. Il hésita. Il regarda autour. Personne. Il s’assit enfin. Il regarda les arbres en pensant à sa sortie de fin de soirée, il écouta sans entendre, il oublia de sentir les parfums du parc. Dix minutes passèrent, dix longues minutes. Il se leva, et retourna chez lui. La nuit suivante, au coucher, il pensa au vieux. Il réfléchit à son arrêt au parc. Ça n’avait pas été si terrible, qu’il se dit. Une fierté mêlée de regret du défi inachevé l’endormit.

Le lendemain, il retourna sur le banc. Cette fois, il regarda sa montre et s’assura de résister les quinze minutes requises. Il regarda les arbres, remarqua leurs formes, la légèreté de leur feuillage. Il entendit quelques oiseaux, il huma certaines odeurs, un écureuil passa. Le temps échu, content de lui, il se leva et en hâte, retourna à son bureau.

Il revint le lendemain, le surlendemain, et les jours suivants. Plus il venait, plus il savourait ces moments de tranquillité. Il dépassait les 15 minutes demandées. Et le soir, il se sentait mieux. Une journée, il vint s’asseoir deux fois. Le matin et en fin d’après-midi.

Un mois plus tard, le « vieux » revint près de lui.

― Es-tu prêt pour la deuxième tâche ? demanda-t-il sans préambule.

― Bien sûr. On y va.

― À partir de maintenant, tu dis non. Si une demande te dérange, tu dis non. Fais-toi plaisir, et écarte le superflu dans ta vie.

― Comme quoi ?

― C’est à toi de découvrir.

Le « vieux » se leva et laissa Claude à ses pensées.

Le soir même, un vieil ami l’appela pour prendre un verre. Il pensa au « vieux ».
― Désolé, Jean-Marc. J’ai le goût de relaxer ce soir. On se reprendra.
Il raccrocha, fier de lui. Dans les semaines qui suivirent, il répéta l’exercice. De plus en plus souvent. Et plus il refusait les invitations, plus il esquivait les conseils d’administration, les inaugurations, plus il estimait le temps qu’il  se consacrait à lui-même. Il s’était remis à lire, un plaisir de jeunesse, un plaisir oublié. Chaque jour, il allait au parc, sur le banc. Il scrutait la beauté des arbres, il étudiait le chant des oiseaux, l’arôme des fleurs. Il était lui-même.
Il en vint à réduire sa « liste à faire », à établir des priorités. Il refusait des contrats. Il apprit à vivre le moment présent, à penser au boulot qu’au travail, à penser à son jeu qu’au tennis. Il refusait des sorties, il rencontrait ses vrais amis et se couchait tôt. Au lever, il était prêt à vivre. Enfin.

Un autre mois passa. Claude avait hâte de revoir le « vieux ». Chaque jour, il allait au parc, plusieurs fois parfois. Il s’asseyait, profitait du moment. Un jour, le vieillard vint. Souriant, il s’assit près de Claude.

― Je t’avais promis mon Trésor. Tu t’es bien acquitté de tes tâches, alors…

― Monsieur, interrompit Claude. De quel trésor me parlez-vous ? Il y a longtemps que vous m’en avez fait le don. Je ne vivais plus. J’étais condamné. Aujourd’hui, je sais où je vais, je sais qui je suis. Sans vous, rien ne serait arrivé. À jamais, je garderai ce Trésor. Et je le transmettrai à quiconque en voudra.

Le « vieux » le contempla. Il sourit. Se levant enfin, il étendit son bras. Les deux hommes se serrèrent la main. Le « vieux » s’éloigna.

― Merci ! cria Claude.

L’autre ne se retourna pas.

Le « vieux sage » mourut. Claude aussi. Ses enfants pleurèrent. Et le chant des oiseaux, l’arôme des fleurs et l’âme des arbres enrobaient le banc du Trésor.