la vie des cloportes-Onfray




Vouloir mener une vie philosophique dans un monde qui, globalement, ignore jusqu’au sens même du mot philosophie voilà qui expose aux plus grandes déconvenues ! La plupart se contentent en effet d’une existence de mammifère, banale, indexée sur les logiques éthologiques et hormonales. Car il n’existe pas de différence de nature entre les hommes et les bêtes, seulement une différence de degrés. J’en sais dont la vie ressemble trait pour trait à celle des cloportes mus par les seules phéromones de leurs congénères…

A quoi ressemble une vie philosophique ? Elle suppose un moteur existentiel idéal, et non le seul moteur biologique. Elle nécessite en amont de toute action une série de propositions théoriques en fonction desquelles on organise ensuite le détail de sa vie quotidienne. Certes, on peut arguer d’une multiplicité d’écoles de sagesse, de nombreuses voies en direction du souverain bien, voire plusieurs dizaines de définitions de ce fameux souverain bien…

Il n’empêche : en plus de vingt cinq siècles de philosophie occidentale, les manière d’accéder différent, certes, mais le but reste le même : entretenir un rapport à soi, aux autres et au monde assez dominés pour rester le maître de soi en toute circonstance. D’où un travail sur ses envies : ne pas désirer plus qu’on ne peut satisfaire ; ne pas vouloir l’impossible et se contenter du réalisable ; ne pas prendre ses désirs pour des réalités. D’où également un souci d’intersubjectivité pacifiée : élire la douceur et les doux, évincer la méchanceté et les méchants ; préférer l’homme de parole, capable de contracter et de tenir ses engagements, au délinquant relationnel amnésique tout à sa suffisance autiste.

Là où le cloporte, prévisible, effectue ce pour quoi il est naturellement programmé, l’aspirant philosophe met en mouvement une culture de l’ascèse : il récuse les honneurs, les richesses, les pouvoirs, sinon celui sur lui-même. Pas dupe de la vie mondaine, il s’en tient éloigné pour lui préférer une vie de méditation et d’action en regard de sa sagesse acquise.

Quand l’arthropode se contente d’obéir aux signaux de sa tribu, qu’il se meut pour vivre, dominer son territoire – quelques centimètres carrés sous une pierre…- subordonner une femelle, copuler, se reproduire et dupliquer des semblables, l’homo sapiens essaie de gravir quelques échelons supplémentaires pour viser un peu moins de nature et un peu plus de culture. Mener une vie philosophique c’est évoluer bien souvent très seul dans un monde à part du monde.

Pour se prémunir de la vie mesquine des cloportes, il faut presque toujours pratiquer un sévère art de la mise à distance, voire de l’éviction pure et simple. Car dans la perspective d’une vie philosophique, la bête des ombres humides relève de la catégorie des nuisibles…




Michel Onfray – Juillet 2005





5 comments

Anonyme a dit…


le philosophe version Onfray a donc le droit -le devoir envers sa haute idée de lui-même ? - de se penser supérieur et de mépriser le vulgaire. Drôle de façon "d'élire la douceur" et de "viser un peu plus de culture", que de prôner "l'éviction pure et simple".. (si c'est pur, alors, c'est bien). Et, chantre de la différence, d'associer autisme et délinquance.

je suis un peu soufflé ! Si ça n'a même pas l'excuse de la bétise, alors, quel mépris sous la suffisance !

8 juillet 2015 à 16:12
comprendre a dit…

C'est vrai que l'opposition est assez brutale... mais n'est-ce pas une exagération pour nous inciter à la réaction outrée et à une prise de conscience ? Je ne suis pas un cloporte et je veux en discuter ! Tiens, pour le coup il a réussi avec nous deux ;)

9 juillet 2015 à 23:43
Cratès a dit…

Avec nous trois ! Onfray est peut-être un peu excessif, mais lorsqu'on voit le spectacle affligeant d'"homo sapiens", je le trouve très léger !

11 juillet 2015 à 11:03
comprendre a dit…

Ah oui, j'avais le sentiment d'avoir entendu quelque chose de similaire tiré d'une correspondance de Voltaire : c'est un poil différent mais le fond méprisant est là aussi. Voyez : "Je crois que nous ne nous entendons pas sur l'article du peuple, que vous croyez digne d'être instruit. J'entends par peuple la populace, qui n'a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s'instruire; ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. Il me paraît essentiel qu'il y ait des gueux ignorants. Si vous faisiez valoir comme moi une terre, et si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon avis. Ce n'est pas le manœuvre qu'il faut instruire, c'est le bon bourgeois, c'est l'habitant des villes; [...] Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu." Le peuple ce cloporte ?

13 juillet 2015 à 02:33
Cratès a dit…

Je ne connaissais pas cette correspondance de Voltaire. Sévère pour ses contemporains, Voltaire oublie que le "peuple" avait au moins l'excuse de l'ignorance dans lequel les puissants les tenaient.

Aujourd'hui, chacun sait à quoi s'en tenir. Ce peuple décrit par Voltaire est aujourd'hui instruit, il a toute capacité pour chercher son information, se cultiver,se forger un esprit critique.
Après, chacun se sert de ses outils à l'aune de son tempérament, c'est sans doute pour cela que le monde est si beau et si harmonieux...(rire dans la salle)

13 juillet 2015 à 18:19